Pressions sur les juges du Tribunal de Nanterre: le conseil supérieur de la magistrature écarté

Europe and Central Asia
Issue: Civil, political, economic, social and cultural rights
Document Type: Open Letter
Date: 2004

Dans une lettre adressée au Garde des Sceaux, le Centre pour l’indépendance des magistrats et des avocats de la CIJ a fait part de son inquiétude suite à la création d’une commission d’enquête administrative.

Celle-ci est chargée d’examiner les allégations de pressions subies par les juges chargés du dossier des emplois fictifs, sans que le Conseil supérieur de la Magistrature soit consulté.

23 février 2004

M. Dominique Perben
Garde des Sceaux, Ministre de la Justice
Ministère de la Justice
13, Place Vendôme
75042 Paris Cedex 01

Fax: +33 1 44 77 61 15

Monsieur le Garde des Sceaux,

La Commission internationale de juristes (CIJ) est composée d’éminents juristes issus des différentes régions et traditions juridiques dans le monde oeuvrant pour la défense de l’Etat de droit et la protection des droits de l’homme. Le Centre pour l’indépendance des magistrats et des avocats (CIMA) de la CIJ est consacré à la défense de l’indépendance des juges et des avocats à travers le monde.

Nous vous écrivons pour exprimer notre vive préoccupation après que divers medias aient grandement fait état des pressions dont les juges du Tribunal de Nanterre qui ont condamné le 30 janvier dernier l’ancien premier ministre Alain Juppé auraient été l’objet. Le juge Catherine Pierce, Présidente de la 15e Chambre correctionnelle du Tribunal de Nanterre aurait ainsi affirmé qu’avant et durant le procès de M. Juppé, les ordinateurs des juges chargés de l’affaire ont été « fouillés » et leurs lignes téléphoniques mises sur écoute.

Nous souhaitons également vous faire part de notre inquiétude suite à l’annonce de la création d’une commission d’enquête administrative pour enquêter sur les allégations de menaces dont les juges chargés du dossier des emplois fictifs auraient été l’objet. Nous sommes profondément préoccupés que la mise en place d’un tel organe ad hoc d’enquête ait été envisagée sans que le Conseil supérieur de la Magistrature (CSM) soit consulté alors qu’il est l’organe disciplinaire et de nomination des magistrats et qu’au titre de l’article 64 de la Constitution française, il a également pour tâche d’assister le Président de la République dans son rôle de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Il semble que la décision tout à fait exceptionnelle du pouvoir exécutif de nommer une commission d’enquête administrative dans l’hypothèse où des juges auraient fait l’objet de pressions ou d’ingérence est une première. La Commission pourrait à juste titre être perçue comme n’étant pas impartiale et, dès lors, son existence pourrait être considérée comme une atteinte aux principes démocratiques de séparation des pouvoirs et d’indépendance de l’autorité judiciaire, conditions essentielles de l’Etat de droit. Aussi honorables que les membres de la Commission d’enquête soient, il n’en demeure pas moins que l’organe compétent, le Conseil supérieur de la Magistrature, aurait dû être consulté et les procédures habituelles être suivies.

Nous sommes également troublés par les déclarations publiques émanant de membres du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif dénigrant la décision des juges du Tribunal de Nanterre. De telles déclarations, outre qu’elles peuvent constituer une infraction pénale au regard de l’article 434-25 du Code pénal, constituent une atteinte au principe cardinal de séparation des pouvoirs et à l’indépendance du pouvoir judiciaire. En effet, les critiques formulées pourraient être interprétées comme constituant une forme de pression sur les juges de façon à ce qu’ils agissent conformément aux souhaits du parti aux affaires.

A cet égard, nous souhaiterions attirer votre attention sur les norme pertinentes en matière d’indépendance du pouvoir judiciaire. La Recommandation R (94) 12 du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe sur l’indépendance, l’efficacité et le rôle des juges (adoptée par le Comité des Ministres le 13 octobre 1994, lors de la 518e réunion des Délégués des Ministres) dans laquelle le Conseil de l’Europe énonce les principes suivants:

b. Les pouvoirs exécutif et législatif devraient s’assurer que les juges sont indépendants et que des mesures susceptibles de mettre en danger leur indépendance ne sont pas adoptées.

d. Les juges devraient prendre leurs décisions en toute indépendance et pouvoir agir sans restrictions et sans être l’objet d’influences, d’incitations, de pressions, de menaces ou d’interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit. La loi devrait prévoir des sanctions à l’encontre des personnes cherchant à influencer ainsi les juges. Les juges devraient être absolument libres de statuer impartialement sur les affaires dont ils sont saisis, selon leur intime conviction et leur propre interprétation des faits, et conformément aux règles de droit en vigueur. Les juges ne devraient être obligés de rendre compte à aucune personne étrangère au pouvoir judiciaire sur le fond de leurs affaires.

Par ailleurs, les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, adoptés par l’Assemblée générale de l’ONU en 1985 développent les dispositions de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et précisent que:

1. L’indépendance de la magistrature est garantie par l’Etat et énoncée dans la Constitution ou la législation nationales. Il incombe à toutes les institutions, gouvernementales et autres, de respecter l’indépendance de la magistrature.
2. Les magistrats règlent les affaires dont ils sont saisis impartialement, d’après les faits et conformément à la loi, sans restrictions et sans être l’objet d’influences, incitations, pressions, menaces ou interventions indues, directes ou indirectes, de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit.
3. Les magistrats connaissent de toute affaire judiciaire et ont le pouvoir exclusif de décider si une affaire dont ils sont saisis relève de leur compétence telle qu’elle est définie par la loi.
4. La justice s’exerce à l’abri de toute intervention injustifiée ou ingérence, et les décisions des tribunaux ne sont pas sujettes à révision…

Nous vous prions dès lors respectueusement de vous assurer que toute enquête sur les pressions dont les juges du tribunal de Nanterre auraient été victimes soit conforme aux standards internationaux sur l’indépendance du pouvoir judiciaire mentionnés ci-dessus.

Veuillez recevoir, Monsieur le Garde des Sceaux, l’assurance de ma très haute considération

 

Ernst Lueber
Secrétaire général a.i.

Cc : Monsieur le Président de la République

Palais de l’Elysée
55, rue du faubourg Saint-Honoré
75008 Paris
France

Cc :S.E. M. Bernard Kessedjian
Mission permanente de la France auprès de l’Office des Nations Unies à Genève
Villa « Les Ormeaux »
Route de Pregny 36
1292 Chambésy

Fax : 022 758 91 37

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