Allocution de Michèle Rivet donnée lors de la Conférence Annuelle de l’Institut canadien d’administration de la justice, à Banff, du 13 au 17 octobre 2003.
L’histoire contemporaine nous enseigne que les sociétés civiles qui se construisent à l’aune de la démocratie doivent non seulement accorder des réparations de nature économique aux victimes de l’ancien régime, mais encore doivent-elles faire la paix avec le passé: commissions de vérité, poursuites pénales, nationales ou internationales des dirigeants et collaborateurs de l’ancien régime, «lustration » même, c’est-à-dire processus qui oblige ceux qui ont transgressé les droits de la personne à quitter leurs fonctions, voilà donc quelques-unes des approches retenues par les pays en transition.
La rétroactivité des moyens utilisés heurte de plein front la norme constitutionnelle et internationale de légalité. C’est donc au nom d’une loi supérieurement hiérarchique, au nom aussi des principes fondamentaux des droits de la personne qui constituent une coutume internationale que ces actions peuvent être menées dans un État.
Mais comment concilier le principe premier de l’indépendance de la magistrature, soit celui de l’inamovibilité des juges, principe si cher aux yeux des juges canadiens et si bien articulé par la Cour Suprême du Canada, d’ailleurs clairement reconnu par les instruments européens, avec la nécessité d’ainsi faire la paix avec le passé?
Si nous, juges canadiens, ne pouvons qu’applaudir l’attitude des juges Sud Africains, qui bien qu’appelés à le faire ont refusé de témoigner devant la Commission de vérité présidée par Desmond Tutu, à la fin des années 1990, force est de reconnaître que l’approche retenue par le gouvernement en Serbie est tout à fait différente, et que partant les juges n’auront pas la même marge de manœuvre.
Nous avons longuement élaboré sur le processus de « lustration » qui prend place en Serbie. Il est essentiel que la Commission d’enquête soit un organe indépendant et autonome du gouvernement. Il faut aussi que, dans la réalité, les membres nommés soient effectivement indépendants.
Il est essentiel de plus que les règles d’équité procédurale soient respectées, afin que ne soient ciblés que les juges qui ont commis des grossières violations des droits de la personne. Le processus de « lustration » doit se faire dans la transparence et doit être circonscrit dans le temps.
En remontant jusqu’en 1976, la Loi de « lustration » serbe fouille très loin dans le passé des juges. La plus grande rigueur sera donc de mise afin d’éviter que cette Loi, dont le but ultime est de faciliter la transition vers la démocratie, ne devienne plutôt une loi dangereuse susceptible d’engendrer d’autres violations des droits fondamentaux.
C’est un défi de taille auquel nos collègue serbes font face: leur intelligence, leur énergie, et leur lucidité sont pour nous source d’inspiration.
L’indépendance de la magistrature fonde la société civile. Si elle est difficile à atteindre, elle est aussi fragile et précieuse.
C’est là une leçon que nous donnent nos collègues serbes dans le dialogue constant que nous avons avec eux. Les juges canadiens et les juges serbes parlent la même langue, celle de l’État de droit.