COVID-19 et détention provisoire en France : le difficile équilibre

COVID-19 et détention provisoire en France : le difficile équilibre

Un article de Martine Comte, Commissaire française de la CIJ.

En France, dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Covid-19, la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 a introduit de nouvelles dispositions en matière pénale et a habilité le gouvernement à adapter notamment, par ordonnance, compte tenu des circonstances, diverses règles de procédure pénale.

Ce texte a notamment prévu « d’adapter les règles relatives au déroulement et à la durée des détentions provisoires pour permettre l’allongement des délais au cours de l’instruction et en matière d’audiencement, pour une durée proportionnée à celle de droit commun (…) et la prolongation de ces mesures au vu des seules réquisitions écrites du parquet et des observations écrites du prévenu et de son avocat ».

Dans ce cadre, l’article 16 de l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 a prorogé de plein droit les délais maximums de détention provisoire   d ‘une durée de 2, 3 ou 6 mois selon la peine encourue.

Ce texte, combiné aux dispositions de la loi d’habilitation, a donné lieu à deux interprétations divergentes :

– La première, contenue dans la circulaire du ministère de la Justice en date du 26 mars 2020, complétée par une réponse faite à la conférence des premiers présidents de cours d’appel, considère que la notion de délais maximum n’est pas « entendue comme s’appliquant à la durée totale cumulée de détention, mais à la durée du titre de détention en cours ».

Prenons l’exemple d’une instruction en matière criminelle, qui autorise en temps normal la détention provisoire pour une durée de 1 an, renouvelable à deux reprises pour une durée de 6 mois, soit une durée maximale de 2 ans. Dans ce cas, chaque prorogation ne peut être ordonnée que par un juge après débat contradictoire avec avocat.

Ainsi, les prolongations de la détention initiale ordonnée en février 2020 donneraient lieu à débat contradictoire devant un juge en février 2021, puis en août 2021 pour se terminer au plus tard en février 2022 (soit 2 débats contradictoires).

Dans cet exemple, si l’on applique la prolongation de détention prévue par la loi du 25 mars 2020 de 6 mois, une personne placée en détention provisoire au mois de février 2020 serait privée de débat contradictoire devant un juge jusqu’en août 2021, au lieu de février 2021, et aurait droit à un débat contradictoire sur la prolongation en février 2022, la durée maximale de détention prenant fin en août 2022 (soit 2 débats de prolongation).

– La seconde, partagée par différentes associations et syndicats, considère que l’allongement prévu ne s’applique qu’à l’issue des délais maximums de détention, c’est à dire à la fin de la durée totale maximale (ou durée plafond) de cette détention et que la loi d’habilitation ne peut avoir pour effet de priver le détenu de son droit à un débat contradictoire à chaque prolongation.

Si l’on prend le même exemple, avec application de la loi du 25 mars 2020, une personne placée en détention provisoire au mois de février 2020 verrait sa situation examinée dès février 2021, puis en août 2021. Le délai plafond de la détention provisoire étant de 2 ans, il appartiendrait dès lors au juge compétent, en février 2022, s’il en était besoin, de statuer sur la prolongation exceptionnelle de 6 mois, soit jusqu’à août 2022 (soit 3 débats).

C’est dans ce cadre que le Conseil d’Etat a été saisi et a, par décision du 3 avril 2020, rejeté les recours formés pour obtenir la suspension des dispositions des articles 16, 17 et 18 de l’ordonnance du 25 mars 2020 et /ou de l’exécution de la circulaire susvisée, et a implicitement entériné la position du Ministère de la Justice.

Les conséquences de cette décision posent le problème du nécessaire équilibre entre les droits fondamentaux de la personne détenue et les difficultés des juridictions confrontées à la crise sanitaire.

En effet, la prorogation systématique du titre de détention en cours prive les détenus de la possibilité, prévue par le code de procédure pénale, de voir leur situation examinée par un juge à la fin de la durée de ce titre de détention dans le cadre d’un débat contradictoire, avec l’assistance d’un avocat.

Le fait que les détenus ou le ministère public puissent saisir le juge d’une demande de mise en liberté ne peut être de nature à remédier à cette modification substantielle des droits des personnes en détention provisoire, dans la mesure où on ne peut remplacer par une demande, toujours aléatoire et conditionnée par de multiples éléments, un droit fondamental à bénéficier d’un examen de la prolongation de détention dans le cadre d’un débat contradictoire devant un juge.

Par ailleurs, la possibilité d’utiliser l’écrit, ou la visioconférence, développée dans le cadre des mesures de lutte contre l’épidémie, permettent de garantir la sécurité de tous, détenus comme magistrats ou avocats.

Il convient également d’insister sur le fait que les investigations menées dans le cadre de l’instruction sont extrêmement perturbées, eu égard aux difficultés engendrées par le confinement, ce qui renforce la nécessité d’un examen contradictoire de la situation des détenus, aux échéances « normales » au regard notamment des conditions de détention et de propagation du virus.

Enfin, le dispositif, tel qu’il résulte de la loi du 25 mars 2020 et de la circulaire d’interprétation n’est, me semble-t-il, pas conforme aux articles 5 et 6 de la convention européenne des droits de l’homme, et à l’article 9 et 14 de la Pacte International relatif aux droits civils et politiques, dans la mesure où il restreint considérablement le contrôle effectif de cette privation de liberté par un juge indépendant, dans le cadre d’un débat contradictoire et avec l’assistance d’un avocat.

Il revient maintenant à la cour de cassation, et, peut-être à la CEDH, de trancher ce débat, au risque que le Covid-19, s’il porte une atteinte dramatique à la vie, à la santé et aux conditions de vie, actuelles et futures, des personnes, n’ait aussi pour conséquence une atteinte disproportionnée aux droits et libertés fondamentales.

 

 

Espagne : la condamnation de dirigeants catalans est contraire aux droits de l’Homme – vidéo

Espagne : la condamnation de dirigeants catalans est contraire aux droits de l’Homme – vidéo

La condamnation ce jour de dirigeants séparatistes catalans du chef de sédition restreint de façon indue le droit aux libertés d’expression, de réunion pacifique et d’association, déclare la CIJ.

« Ces condamnations représentent une atteinte grave à l’exercice des libertés d’expression, de réunion pacifique et d’association des dirigeants politiques. Le recours à la loi sur la sédition dans le but de restreindre l’exercice de ces droits n’était ni nécessaire, ni proportionné et, partant, injustifiable, » a déclaré Massimo Frigo, Conseiller juridique principal pour le programme Europe et Asie Centrale de la CIJ.

La CIJ souligne également le fait que la définition excessivement étendue du crime de sédition appliquée dans le cas présent crée un risque élevé d’arbitraire.

« Nous sommes inquiets de constater que la Cour Suprême ne respecte pas les obligations internationales de l’Espagne en matière des droits de l’homme dans l’examen des accusations visant les prévenus, ce qui affaiblit fortement les condamnations en découlant, » a-t-il ajouté.

Neuf des douze leaders politiques jugés – parmi lesquels des membres haut placés du gouvernement catalan – ont été déclarés coupables de sédition en lien avec leur participation à l’organisation, le 1er octobre 2017, du référendum sur la question de l’indépendance de la Catalogne. Le référendum fut conduit bien que la Cour Constitutionnelle ait prononcé son illégalité.

Le processus de vote référendaire a été interrompu de force à de multiples endroits par la police, laquelle aurait, selon plusieurs signalements sérieux, recouru de façon excessive à la force en violation des obligations internationales incombant à l’Espagne.

« L’ingérence dans l’expression pacifique de volontés politiques ou de manifestations est inacceptable, sauf dans de rares circonstances où elle s’avère strictement nécessaire et proportionnée pour des motifs impérieux tels que la sécurité nationale,» a précisé Massimo Frigo.

Contact

Massimo Frigo, Conseiller juridique principal, Programme Europe et Asie Centrale de la CIJ, t : + 41 22 979 38 05 ; e : massimo.frigo(a)icj.org

Contexte 

Les 12 individus condamnés en lien avec le référendum d’octobre 2017 incluent Oriol Junqueras (photo), ancien vice-président catalan; Carme Forcadell, ancienne parlementaire catalane; huit ancient ministres du gouvernement catalan – Jordi Turull, Raül Romeva, Joaquim Forn, Santi Vila, Meritxel Borràs, Dolors Bassa, Josep Rull, Carles Mundó –; Jordi Sànchez, l’ancien dirigeant de l’Assemblée Nationale Catalane (ANC); et Jordi Cuixart, ancien dirigeant de l’organisation indépendantiste Òmnium Cultural.

L’Espagne a pour obligation de garantir la liberté d’expression, y compris l’expression politique, telle que protégée par l’article 10 de la Convention Européenne des droits de l’Homme (CEDH) et l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU (Pacte I) ; et la liberté de réunion pacifique et d’association protégée par l’article 11 CEDH et les articles 21 et 22 du Pacte I.

Le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU, dans son Commentaire Général relatif à la liberté d’expression a déclaré : « les Etats parties doivent prendre les plus grandes précautions pour que toute législation relative à la trahison et toutes dispositions analogues relatives à la sécurité nationale, qu’elles se présentent sous la forme de lois sur les secrets d’État, de lois sur la sédition ou sous d’autres formes, soient conçues et appliquées d’une façon qui garantisse la compatibilité avec les conditions strictes énoncées au paragraphe 3 » de l’article 19 du Pacte I, lequel prévoit que les restrictions à la liberté d’expression doivent être fixées par la loi et nécessaires à la sauvegarde de la sécurité nationale ou de l’ordre public. Le droit de prendre part à la vie publique est protégé par l’article 25 du Pacte I.

L’ICJ et l’Ordre des avocats de Genève lancent avec la communauté juridique de la République un projet ambitieux de coopération internationale!

L’ICJ et l’Ordre des avocats de Genève lancent avec la communauté juridique de la République un projet ambitieux de coopération internationale!

L’ICJ, l’Ordre des avocats de Genève et la communauté juridique de Genève joignent leurs forces pour lancer l’ICJ-Geneva Lawyers International Cooperation Initiative qui consistera en des missions de coopération sur les cinq continents afin de soutenir les avocats et magistrats menacés dans leur indépendance et ainsi œuvrer à la promotion de l’Etat de droit.

La première d’entre elles commence demain 21 mai. Une avocate de l’Ordre des avocats de Genève va se rendre au Guatemala pour enquêter sur le déplacement forcé de la communauté indigène de La Laguna d’El Petén.

D’une manière générale, ces missions consisteront notamment en des :

  • Observations de procès ;
  • Participations à des missions d’enquête ;
  • Soutiens à l’indépendance des avocats et des Barreaux ;
  • Participations à des activités de formations ;
  • Expertises et soutiens académiques.

Depuis sa création en 1952, l’ICJ joue un rôle unique et prééminent en tant qu’organisation non-gouvernementale pour la défense de l’Etat de Droit dans le monde auquel participe l’indépendance des juges et des avocats.

De par la présence de son siège à Genève depuis 60 ans, l’ICJ souhaite cultiver son lien particulier avec la Cité, la faire rayonner et partager l’esprit de Genève.

Pour Michaël Sombart, Directeur des Partenariats Stratégiques de l’ICJ : “Il s’agit de renouer un lien professionnel fort entre l’ICJ, l‘Ordre des avocats de Genève et la communauté juridique genevoise. C’est aussi une opportunité de porter le message de la Genève humanitaire au-delà des frontières et de bénéficier de la réputation, neutralité et compétence de la communauté juridique suisse.”

“Cette initiative est bienvenue et nous la soutenons avec engagement,” souligne Me Sandrine Giroud, Membre du Conseil de l’Ordre des avocats de Genève et Présidente de sa Commission des droits de l’Homme. “L’Etat de droit est attaqué partout dans le monde et les avocats jouent un rôle primordial pour sa défense et l’impartialité de la justice. Notre soutien à l’ICJ-Geneva Lawyers International Cooperation Initiative est en ligne avec la mission de l’avocat comme rempart contre l’arbitraire et la tradition de défense de la défense de l’Ordre des avocats de Genève. Nous nous réjouissons de cette collaboration qui participe du combat pour la justice et le respect des garanties et droits fondamentaux.”

Pour Me Nicolas Gürtner, Premier Secrétaire du Jeune Barreau de l‘Ordre des avocats de Genève : “Ce projet offre une chance remarquable pour de jeunes avocats d’œuvrer, aux côtés des augustes juristes de l’ICJ, en faveur de la garantie de l’Etat de droit.”

Le Comité de Pilotage de ce projet comprend :

  • L’ICJ ;
  • Pour l’Ordre des avocats de Genève : la Commission des droits de l’Homme et le Jeune Barreau ;
  • Des représentants du monde de la magistrature et académique genevois dont le Professeur Robert Roth, ancien Président de la Cour de Cassation, ancien directeur de la Geneva Academy, Professeur Emérite de l’Université de Genève

Contact :

Michaël W. Sombart, ICJ, Directeur des Partenariats Stratégiques, t: +41 22 979 38 31 ;  m: +41 77 965 98 45 ; e: michael.sombart(a)icj.org

Suisse: position de la CIJ et de sa section suisse sur l’initiative “pour l’auto-détermination”

Suisse: position de la CIJ et de sa section suisse sur l’initiative “pour l’auto-détermination”

Le 25 novembre 2018, les citoyens suisses seront appelés à voter sur l’initiative populaire dite “le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l’autodétermination)”. La Commission Internationale de Juristes (CIJ) et la Section suisse de la CIJ ont appelé aujourd’hui le peuple suisse à considérer attentivement les conséquences néfastes que pourrait avoir cette initiative si elle était adoptée.

La campagne contre l’initiative la considère en effet comme une initiative “anti-droits de l’Homme”.

“Si elle était approuvée, cette initiative rendrait plus difficile l’accès aux tribunaux suisses pour toute personne revendiquant ses droits humains”, affirme Massimo Frigo, conseiller juridique principal de la CIJ. “Le peuple suisse perdrait une défense importante contre les abus qui pourraient être commis par l’Etat ou par des privés.”

Contrairement à ce que son titre suggère, cette initiative est dirigée contre le droit international en général (à l’exception des rares règles impératives du droit international), qui inclut les traités multilatéraux internationaux ou les accords administratifs et commerciaux bilatéraux.

Ainsi, l’initiative irait manifestement à l’encontre du principe juridique fondamental de l’Etat de droit, lequel stipule que les Etats ne peuvent pas invoquer une disposition de leur droit interne pour justifier la non exécution de leurs obligations de droit international.

“La Suisse, qui accueille nombreuses institutions responsables de l’élaboration du droit international, a une longue et prestigieuse histoire en tant que promoteur du droit international. L’adoption de cette initiative nuirait gravement à la réputation de ce pays et à son leadership dans ce domaine”, ajoute Massimo Frigo.

“Le rôle accordé au droit international par la constitution suisse et la jurisprudence du Tribunal fédéral suisse est essentiel pour assurer non seulement la fidélité de la Suisse en tant qu’Etat partie des traités internationaux, mais aussi son rôle d’acteur central et de promoteur dans plusieurs domaines du droit international, comme le commerce international, ainsi que la sécurité juridique en Suisse,” déclare le professeur Marco Sassòli, Commissaire de la CIJ et membre du Comité exécutif de sa section suisse.

“Une grande partie du succès économique et diplomatique de la Suisse résulte de son adhésion et de son soutien sans faille au droit international. Des valeurs suisses essentielles telles que la neutralité ou son engagement en faveur de la protection des victimes de la guerre trouvent leurs fondement dans le droit international,” ajoute le professeur Sassòli.

Bien que son titre le laisse entendre, cette initiative n’est pas dirigée contre les “juges étrangers” mais contre la pratique des juges suisses, ceux du Tribunal fédéral, estiment la CIJ et sa Section suisse.

Selon elles, l’initiative ignore que l’auto-détermination des peuples les soumet au droit international et que la conclusion des traités n’est pas contraire à la souveraineté de l’Etat, mais en est l’expression.

Le texte de cette initiative, si approuvé, pourrait amener à l’érosion de la primauté du droit international parmi les sources du droit en Suisse, disent encore la CIJ et sa Section suisse.

Elles rejoignent les multiples ONGs, syndicats, acteurs économiques, partis politiques, Suissesses et Suisses qui veulent assurer leurs droits et ceux de toutes les personnes en Suisse, et appellent les électeurs à prendre sérieusement en considération les arguments développés ci-dessus avant d’exprimer leur vote et de ne pas baser leur décision sur la base de slogans tels que “auto-détermination”, “démocratie” ou “juges étrangers”.

Contact:
Massimo Frigo, conseiller juridique pricipal, t: +41 22 979 38 05 ; e: massimo.frigo(a)icj.org

Les finalistes du Prix Martin Ennals 2019 sont connus

Les finalistes du Prix Martin Ennals 2019 sont connus

Eren Keskin (Turquie), Marino Córdoba Berrio (Colombie) et Abdul Aziz Muhamat (Papouasie-Nouvelle-Guinée / Australie) se disputeront ce prix prestigieux remis aux défenseur(e)s des droits de l’Homme ayant fait preuve d’un profond engagement et confronté(e)s à de grands risques personnels. La CIJ est membre du jury.

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